3 avril 2013
Ce manifeste est tiré de la revue
Socio, n°1, mars 2013, p. 3-38. Il est
proposé ici en accès ouvert.
Craig Calhoun : Directeur
de la London School of Economics et titulaire de la chaire
« Cosmopolitanism and solidarity » au Collège d’études mondiales,
Craig Calhoun est un sociologue américain. Pour en
savoir plus.
Michel Wieviorka : Docteur
d’État ès lettres et sciences humaines, actuellement Administrateur de la
Fondation Maison des sciences de l’homme et directeur d’études à l’EHESS. Pour en savoir plus.
Si les chercheurs en sciences sociales de tous les pays devaient
s’unir, au- delà de leurs innombrables différences, quel pourrait être le
sens de leur engagement ? Quelle cause
mériterait-elle qu’ils prennent des risques ?
La réponse est simple, du
moins en théorie. Ce sens,
cette cause sont ceux de la vérité. La vérité sur la vie sociale. Cette réponse
apparemment naïve n’est guère à la mode, et pourtant, c’est bien de vérité
qu’il s’agit. Celle-ci n’est jamais assurée, elle peut toujours varier selon la
perspective adoptée, être exprimée avec d’infinies nuances, dans
différents langages. Et s’il
est légitime de critiquer les prétentions à la vérité absolue, nous ne pouvons
mettre en doute la centralité de la quête sans fin pour une compréhension
honnête et des connaissances bien informées.
Les chercheurs en sciences
sociales ont la passion du savoir. Ce sont des scientifiques qui entendent produire
des connaissances précises, rigoureuses, ce sont aussi des humanistes soucieux
de comprendre dans toute sa diversité la vie sociale, ses transformations
historiques, ses particularités culturelles. En rupture avec les préconceptions
et le sens commun, en lutte contre les idéologies politiques et les conseils
prodigués par les gourous du monde des affaires, ils dévoilent et rendent
compréhensible le réel. Ils tiennent la connaissance pour utile, et considèrent
qu’elle élève la capacité d’action, qu’elle contribue de manière positive
aux transformations de la société.
Parfois, chez les penseurs sociaux, le cynisme ou le pessimisme
l’emportent sur les aspirations à un monde plus juste, plus solidaire, et
sur les valeurs morales de l’humanisme. Mais si les sciences sociales existent,
n’est-ce pas, précisément, parce que l’analyse de l’action, des institutions,
des rapports sociaux, des structures peuvent aider à construire un monde
meilleur ? Même les plus conservateurs reconnaissent l’existence de pressions
en faveur du changement, et admettent que ce qui existe n’épuise pas les
possibilités de ce qui pourrait être ou advenir. Nous devons beaucoup à ceux
d’entre eux qui, au XIXe siècle, s’inquiétaient de voir les
anciennes institutions, la famille, l’Église, minées par l’extension des
marchés, l’idée du primat de l’intérêt personnel et la concentration du pouvoir
dans l’État, nous devons beaucoup aussi à l’action du mouvement ouvrier et à
son refus de tenir les inégalités sociales pour inévitables. Nous sommes également redevables aux penseurs radicaux qui ont renversé
les analyses conservatrices et montré comment le capitalisme produisait le
changement, révolutionnait la technologie, déracinait les individus, les
extrayait de leurs communautés au profit d’emplois plus ou moins lointains.
Les sciences sociales ne
peuvent être ramenées à des idéologies politiques, elles identifient des
réalités susceptibles de toutes les troubler. Elles considèrent que le monde
est façonné par l’action des hommes, qu’il est ce qu’il est à travers la
création et le renouvellement d’institutions humaines, et qu’il peut dès lors
être transformé. Elles considèrent aussi pouvoir rendre l’action plus efficace
par l’éclairage qu’offrent leurs analyses et leurs investigations empiriques.
Elles ne sous-estiment pas les conséquences non désirées de l’action, et
envisagent celle-ci non pas isolément, mais dans les systèmes et les
innombrables relations où elle est encapsulée, ainsi que dans sa capacité, en
se répétant, à forger des structures sociales résistant au changement.
La complexité, la diversité culturelle, la malléabilité historique
du monde social sont telles qu’il est difficile, pour les chercheurs en
sciences sociales, d’être aussi précis que des chimistes ou des ingénieurs.
Mais cela ne doit pas les empêcher d’être clairs.
Les sciences sociales peuvent procurer les connaissances nécessaires
pour mieux penser l’action, y compris pour envisager ses effets non
intentionnés, qu’il s’agisse par exemple des mouvements sociaux, de la
politique, de la puissance publique, de l’entreprise et du monde des
affaires ou bien encore des ONG. Et elles pourraient faire
beaucoup plus, et mieux, telle est notre conviction. En communiquant, en
faisant davantage connaître leurs résultats, en s’affirmant de plus en plus «
publiques » dans leurs orientations, en s’adressant à des publics plus nombreux
et plus diversifiés, toujours sur la base des connaissances qu’elles
produisent. Et, surtout, en accélérant leur propre renouvellement.
Les sciences sociales sont
maintenant présentes presque partout dans le monde, avec suffisamment
d’autonomie pour développer des analyses originales, à la fois globales
et tenant compte des spécificités locales ou nationales. Mais elles n’ont
pas toujours la volonté ou la capacité d’aborder les questions les plus
brûlantes de front, à chaud, au moment où elles se po- sent. Quand elles le font, il arrive
trop souvent qu’elles hésitent à conjuguer une vision générale, à forte charge
théorique, et l’apport de connaissances limitées, empiriques, fruit
notamment d’enquêtes de terrain. Ce constat renvoie à un premier défi,
qui est à l’origine de ce manifeste : comment mieux affirmer la capacité
des sciences sociales à articuler des résultats précis et des préoccupations et
des visées plus larges ?
Comment comprendre le monde
aujourd’hui, comment préparer l’avenir, comment mieux connaître le passé et
mieux se projeter vers le futur ? Ces questions ne peuvent plus être adressées
aux anciens clercs, aux prêtres d’une religion, quelle qu’elle soit, et la
figure classique de l’intellectuel, telle qu’elle s’est imposée depuis les
Lumières jusqu’à Jean-Paul Sartre, est désormais déclinante. Peut-être même
est-elle totalement derrière nous.
Les sociétés contemporaines
ne sont pas pour autant démunies s’il s’agit de proposer des
repères, un sens, des orientations. Elles disposent en effet, avec les sciences
sociales, d’un formidable bagage, d’instruments nombreux et variés pour
produire des savoirs rigoureux, et apporter à tous les acteurs de la vie
collective un éclairage utile pour élever leur capacité à penser et de là à
agir.
Les enjeux
Les sciences sociales ont
d’abord été le quasi-monopole de quelques pays dits occidentaux. Elles sont
nées pour l’essentiel en Europe, s’organisant, comme l’a montré Wolf
Lepenies, au sein de trois cultures principales – allemande, française,
britannique (Lepenies, 1985). Elles ont connu très tôt un essor
fulgurant en Amérique du Nord, puis se sont étendues dans d’autres parties du
monde, en Amérique latine notamment. Aujourd’hui, non seulement elles ont
conquis le monde entier, mais aussi, et surtout, l’Occident a perdu
son hégémonie presque absolue dans la production de leurs paradigmes.
Les sciences sociales sont désormais « globales », et dans de nombreux
pays, les chercheurs sont susceptibles de proposer de nouvelles approches, de
faire apparaître de nouveaux enjeux, de nouveaux objets. Certes, les influences, les modes proviennent encore, très souvent, de
quelques pays « occidentaux » continuant d’exercer un leadership intellectuel,
et la plu- part des « stars » de leurs disciplines en sont issues. Mais partout, en Asie, en
Afrique, en Océanie, aussi bien qu’en Europe, ou en Amérique, la
recherche affirme sa capacité à définir de manière autonome ses objets,
ses terrains, ses méthodes, ses orientations théoriques, sans être néces-
sairement tributaire de l’Occident, et donc enfermée dans des logiques
purement suivistes, sans pour autant se couper des grands débats interna-
tionaux pour se replier derrière le drapeau d’un pays ou d’une région. Le
meilleur des sciences sociales en Chine, au Japon, en Corée, à Singapour ou à
Taïwan, par exemple, refuse tout enfermement dans des paradigmes qui ne
vaudraient que pour l’Asie, ou pour chacun de ces pays. Tout en affir- mant un ancrage local ou national, il participe au
mouvement mondial des idées. Un mouvement complexe : les subaltern studies,
par exemple, avant d’essaimer, notamment aux États-Unis, sont nées dans les
années 1980 en Inde, sous l’impulsion de l’historien Ranajit Guha, portées par
un groupe fortement marqué par le marxisme d’Antonio Gramsci, et en rupture avec
l’historiographie britannique du colonialisme, mais aussi avec celle du
marxisme classique.
L’engagement
Le déficit de visée ou de pensée d’ensemble dans les sciences sociales
n’est pas que théorique. Le problème est plutôt pour elles de disposer de pers
pectives générales leur permettant d’intégrer, au-delà de leur diversité, les
différentes visions qu’elles sont susceptibles de proposer, et en tout cas de
se doter d’un cadre, de repères les autorisant à aller au-delà de telle ou
telle expérience précise dans un langage commun. Il tient aussi à leur rapport
à la vie collective, à la politique, qu’elle soit nationale, ou internationale,
régionale, mondiale, à l’histoire qui se fait, aux grands changements qui
s’opèrent. Les chercheurs en sciences sociales, de ce point de vue, peuvent
donc avoir des points communs avec les acteurs qui animent la scène sociale,
culturelle, économique ou politique.
Tous ne répugnent, pas à l’idée de s’engager, bien au contraire, comme
en témoigne l’écho reçu par l’idée de « public sociology » promue par
Michael Burawoy, puis par ses avatars, « public anthropology » par
exemple. Mais ceux qui sont disposés à le faire ne veulent pas, ou plus
des modèles du passé, ils répugnent à servir d’intellectuels organiques pour
des forces politiques ou sociales, ou de conseiller du Prince. Ils sont
disposés à s’investir dans l’espace public, mais à condition de pouvoir le
faire en tant que tels, comme producteurs d’un savoir scientifique. Ils ne
veulent pas être les idéologues des temps présents, et ils ne confondent pas
leur rôle avec celui d’expert ou de consultant. Nous devons reconnaître la
possibilité d’un engagement des sciences sociales, et donc de la participation
des chercheurs à la vie de la cité.
Sociologie et science(s)
sociale(s)
Les auteurs de ce manifeste sont tous deux
sociologues, et ont bien conscience du risque qu’ils
encourent en parlant des sciences sociales : en fait, si ce texte est
principalement consacré à la sociologie, son contenu concerne à bien des égards
l’ensemble des sciences sociales. Le fait d’appartenir à des cultures
scientifiques nationales distinctes, américaine et française, ne nous a pas
toujours facilité l’écriture commune, nous l’avons constaté d’emblée à propos,
précisément, de l’expression « science sociale », que les Français mettent plus
volontiers au pluriel là où les Anglo-Saxons préfèrent le singulier – mais il
est vrai aussi qu’Émile Durkheim a pu s’exprimer au singulier, et que le
pluriel se rencontre dans la littérature en langue anglaise.
Ce serait une erreur de voir dans nos propositions une tentative
de prise de pouvoir hégémonique et le projet d’instaurer la tyrannie de notre
discipline sur les sciences proches : disons simplement que nous partons de ce
que nous connaissons le mieux, en espérant que nos analyses pourront concerner
non seulement ceux qui s’intéressent à la sociologie et à son apport, mais
aussi ceux qui produisent et diffusent des connaissances dans le domaine plus
large des sciences sociales, ou qui constituent leur public.
D’ailleurs, la sociologie peut se retrouver être à la remorque d’autres
disciplines. Il arrive même qu’elle développe une sorte de pathologie, un
complexe par rapport aux « vraies » sciences qu’il s’agit alors pour
les sociologues d’imiter, ou par rapport à la philosophie, et aux
philosophes détenteurs d’un plus grand prestige intellectuel.
Ainsi, dans les États- Unis des années 1950, on a assisté à la défaite de
ceux qui étudiaient les problèmes sociaux, à Chicago, au profit d’une part de
la « grande » théorie – Talcott Parsons – et d’autre part de celui de la
recherche purement empirique – Paul Lazarsfeld.
Les années 1960 ont constitué un âge d’or pour les sociologues, la
sociologie a presque partout été publique et critique – plus critique, en fait,
que constructive – et présente dans le débat public. Cette période est
loin derrière nous. Aujourd’hui, l’important est de penser non pas l’hégémonie
de telle ou telle ou telle discipline, mais la capacité à articuler sans les fusionner
diverses approches relevant des disciplines des sciences humaines et sociales,
voire au-delà.
Et s’il faut envisager une
certaine unité des sciences sociales, ce n’est donc pas pour souhaiter qu’elles
se dissolvent dans un melting-pot où chacune perdrait ses
spécificités. Mais en reconnaissant qu’elles sont et seront de plus en plus
amenées à travailler de concert, ce qui appelle des évolutions que les
institutions universitaires, construites pour l’essentiel sur des fondements
disciplinaires, répugnent à mettre en œuvre. La logique des institutions universitaires est
plutôt de renforcer les appartenances disciplinaires, et un jeune docteur
qui voudrait faire une carrière au croisement de deux ou plusieurs disciplines
risque fort d’être rejeté par chacune d’entre elles, et ne pas pouvoir
trouver sa place.
Les distinctions classiques entre disciplines ont une histoire,
faite de rapprochements et d’éloignements. Émile Durkheim ou Marcel
Mauss, par exemple, étaient tous deux sociologues et anthropologues. L’école
des Annales a installé l’histoire au cœur des sciences sociales,
mais dans bien des universités, cette discipline en est plutôt éloignée. Il fut un temps où une division du travail confiait aux sociologues les
sociétés modernes, occidentales, et aux anthropologues tout ce qui était
lointain, dans le temps (avec le folklore, perçu comme manifestation de
pratiques traditionnelles ayant survécu à la modernité) et dans l’espace (les
sociétés « primitives »). Aujourd’hui, l’anthropologie étudie tout aussi bien
les sociétés hier dévolues aux sociologues, et vice versa, la distinction
s’affaiblit en dehors des références à un passé et à des traditions
particulières, et les uns et les autres mettent en œuvre des catégories de plus
en plus souvent identiques, et des méthodes qui ne se distinguent guère.
Dans les années 1950, la sociologie, plus peut-être que d’autres
disciplines, semblait à même de faire face avec bonheur à des défis dont
certains nous occupent aujourd’hui encore. Elle disposait, avec le
fonctionnalisme, d’une tentative d’intégration de ses outils théoriques, la
synthèse parsonienne qui prétendait concilier, notamment, la pensée
d’Émile Durkheim et celle de Max Weber. Et si le fonctionnalisme était
critiqué, c’était le plus souvent au nom d’autres grandes approches,
éventuellement davantage ancrées dans la recherche de terrain, mais à visée
relativement générale, comme l’école de Chicago.
Dans les années 1960 et 1970, le fonctionnalisme a perdu pied, en même
temps qu’aux États-Unis le mouvement étudiant et la contestation de la
guerre au Vietnam ont mis à mal l’image d’une société américaine intégrée
autour de ses valeurs, de ses normes et de ses rôles et attentes de rôle. Alwin W. Gouldner a pu intituler alors un livre The Coming Crisis of
Western Sociology (1970).
Ces mêmes années
furent aussi celles d’une certaine réussite si l’on considère
l’engagement des chercheurs, leur participation intense à la vie publique, que
ce soit aux côtés des nouveaux mouvements sociaux, ou du mouvement ouvrier,
ou sous des formes plus directement politiques, y compris
révolutionnaires. Il existait alors, sinon la capacité de proposer
des modes d’intégration comparable à l’ambitieuse construction de Talcott
Parsons, du moins celle de contribuer au débat public. Cet engagement des étudiants, des
chercheurs et des enseignants en sciences sociales incluait de fortes
dimensions critiques, parfois radicales, se réclamant par exemple d’Herbert
Marcuse et de l’école de Francfort, ou bien encore d’un marxisme renouvelé
cherchant à se dégager de l’emprise des dogmes officiels, mis en forme depuis
Moscou. Et ce fut un paradoxe de cette époque que d’avoir vu des chercheurs et
des étudiants se mobiliser activement dans la vie publique, tout en se réclamant
du structuralisme, dans ses nombreuses variantes, anthropologiques (avec Claude
Lévi-Strauss), psychanalytiques (avec Jacques Lacan), marxistes (avec notamment
Louis Althusser), néomarxistes (Pierre Bourdieu), ou explicitement non
marxistes (avec Michel Foucault). Ces modes de pensée, qu’incarnaient au
meilleur niveau les grands noms de la French Theory d’alors,
impliquaient l’impossibilité de changements réels et disqualifiaient l’action
collective. Ils déniaient toute importance à la subjectivité des acteurs,
ramenant la vie sociale à des mécanismes, des instances ou des structures plus
ou moins abstraites ; ils étaient en même temps portés par des intellectuels
désireux de changer le monde. Et sans être intégrés dans une vision unique, ils
communiquaient entre eux, dessinant une sorte de langage commun attentif à ce
qui se passait dans la vie politique et sociale, à l’échelle des États-nations
comme à celle de la planète tout entière.
Cette époque ne fut pas en toutes circonstances un âge d’or pour
les sciences sociales, et il n’est pas certain qu’elle ait laissé des œuvres
majeures. Elle a marqué, tout à la fois, le début de processus de fragmentation
de leurs disciplines, et une phase d’intenses engagements dans la vie de la
Cité. Et, notons-le, ces engagements ont pu rapprocher les chercheurs et les
étudiants en sciences sociales d’autres univers intellectuels et
professionnels, comme ceux des architectes, des urbanistes ou des travailleurs
sociaux.
En évoquer le souvenir, ce n’est pas la regretter, ou chercher à y
revenir. C’est doter notre réflexion actuelle d’un point de départ. Les années
1960 ont constitué l’apogée des sciences sociales classiques, en définissant
pour elles un maximum d’intégration, et de mobilisation dans la sphère
publique. À partir de là, une mutation s’est engagée, dominée par la
décomposition de la plupart des paradigmes disponibles, la fragmentation des
orientations théoriques, un certain relativisme, et le désengagement
massif des chercheurs, puis par le renouveau ou l’invention de nouvelles
approches, et, progressivement, le retour d’un intérêt pour la « grande »
théorie, un désir d’universalisation et une vive sensibilité quant au
thème de la place de la recherche en sciences sociales dans la sphère publique.
Un nouvel espace intellectuel
Parmi les changements qui
obligent les sciences sociales à transformer leurs modes d’approche, les plus
spectaculaires peuvent être résumés de façon commode sous deux
expressions : la globalisation, d’une part, et d’autre part, l’individualisme,
deux logiques qui à elles deux balisent l’espace à l’intérieur duquel la
recherche est de plus en plus appelée à se mouvoir.
Le mot « globalisation »,
au sens large, inclut des dimensions économiques, mais aussi culturelles,
religieuses, juridiques, etc. Aujourd’hui, nombre de phénomènes
qu’abordent les sciences sociales sont « globaux », ou susceptibles d’être
abordés aussi sous cet angle. Cette évolution est un processus dont on prend
éventuellement la mesure à l’occasion d’événements particuliers
– les attentats du 11 septembre 2001, par exemple, le « 9-11 », ont marqué pour
l’opinion publique mondiale l’entrée dans l’ère du terrorisme « global », en
fait initié dès le milieu des années 1990. Elle nous oblige à lire l’histoire, et l’histoire
qui se fait, la politique, la géopolitique, la guerre, aussi bien que la
religion, les phénomènes migratoires, la justice, les nouveaux mouvements
sociaux ou la poussée des identités en adoptant des perspectives qui
cessent d’être ethnocentriques, occidentalo-centrées, ou qui ramènent tout à
l’État-nation.
Ainsi, la guerre a changé, et peut-être aussi notre regard sur la
guerre, ce qui fait qu’en examinant d’autres périodes historiques que la
nôtre, les historiens peuvent être conduits à réviser leur analyse. La guerre
aujourd’hui, en effet, n’est pas seulement, et même elle est de moins en moins,
cet affrontement entre États-nations, dont Mary Kaldor (2006) a montré
qu’il est une invention ayant pris forme entre le xve et le xviiie
siècle. Elle mobilise toutes sortes d’acteurs en plus des armées régulières :
entreprises privées, ONG humanitaires, journalistes embedded. Elle fait
intervenir des organisations internationales, les Nations unies, l’Organisation
de l’unité africaine, l’Union européenne, l’OTAN, etc. Et le terrorisme, « global » ou
localisé, les guérillas, les affrontements dits « asymétriques », les massacres
ethniques façonnent un paysage de la violence qui peut être infra-étatique et
supra-étatique, infrapolitique et métapolitique. Le dedans et le dehors des
États cessent de constituer deux domaines nettement distincts, comme si la
défense (par rapport à l’extérieur) et la sécurité (interne) ne tendaient plus
à relever que d’une seule et unique logique, indémêlable. Le terrorisme, par
exemple, n’est-il pas une menace externe et interne, mobilisant aussi bien les
forces de police (en interne) que l’armée ou la diplomatie (en externe) ? Tout
cela constitue une invitation non seulement à penser la guerre d’aujourd’hui
dans de nouvelles catégories, mais aussi à revisiter le récit historique
classique. Celui-ci par exemple parle de guerre pour les États-nations de
l’Europe du xixe siècle, mais sépare cette histoire de celle des
aventures coloniales et impériales, comme si celles-ci relevaient d’une autre
histoire, d’une autre catégorie, non conventionnelle, que la guerre.
La globalisation oblige à s’écarter des schémas de pensée relevant
du « nationalisme méthodologique » que critique Ulrich Beck (2004). Elle n’est pas un phénomène homogène qui dissoudrait tous les
particularismes sur son passage. Le monde d’aujourd’hui est multipolaire,
fait d’anciennes puissances, mais aussi de pays émergents – et pas seulement
les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Dans le passé, les sociologues menaient l’essentiel
de leurs recherches dans le cadre de l’État-nation. Ils se livraient
éventuellement à des comparaisons entre pays eux-mêmes abordés dans ce cadre,
quitte à abandonner la question de l’État proprement dit aux sciences
juridiques et politiques. Parfois, ils s’intéressaient aux relations
dites internationales. Puis la politique est entrée massivement dans l’espace
intellectuel de la sociologie, les frontières se sont affaiblies entre
certaines conceptions propres aux sciences politiques et juridiques, et
d’autres relevant de la sociologie, on a parlé de sociologie politique. Un
enjeu décisif, aujourd’hui, est de faire entrer les changements du monde dans
les sciences sociales, en général, et notamment dans la sociologie, appelée
elle aussi à penser « global ».
La globalisation nous incite à analyser les faits sociaux en tenant
compte de leurs dimensions mondiales. Mais il faut aussi produire un grand
écart et envisager un second phénomène non moins majeur, mais plus
diffus, qui a modifié et modifiera de plus en plus le travail des sciences
sociales : la poussée de l’individualisme, dans toutes ses dimensions. Cette
poussée s’est traduite très tôt dans la recherche par un intérêt soutenu pour
les théories du choix rationnel, mais aussi, et surtout, plus récemment, par la
prise en compte de plus en plus fréquente de la subjectivité des individus.
Elle affaiblit les approches holistes, et constitue une des expressions
majeures, sinon une des sources de la débâcle des approches structuralistes à
partir du milieu des années 1970. Elle
introduit également un regard nouveau sur tout ce qui touche au corps.
Celui-ci n’est plus, ou
plus seulement, comme c’était le cas dans bien des approches des années 1960,
le corps malmené par le pouvoir colonial, usé par le travail paysan ou
industriel et par l’exploitation, la surexploitation et les mauvaises
conditions d’hygiène ou d’alimentation. Il devient, ou redevient,
indissociable de l’esprit, et il est tenu pour une dimension
essentielle de la personnalité, ce par quoi et en quoi elle se donne
à voir, se maîtrise et se réalise, dans le sport, la danse, les
arts martiaux, avec le tatouage, le piercing, le body-building,
la chirurgie esthétique.
La libération du corps a
commencé dans les années 1960, quand des femmes ont milité
pour le droit à l’avortement, contre la violence des
hommes et le viol, affirmant « notre corps, nous-mêmes » dans un contexte où la
musique des jeunes, le rock, l’informalité de l’habillement et le triomphe
du blue-jeans commençaient à marquer les esprits. Le corps peut correspondre au
sujet fragile, ou brisé, on le voit avec l’obésité et l’anorexie, ou dans les
débats relatifs à la fin de vie, à l’acharnement thérapeutique, à l’euthanasie,
aux soins palliatifs. Le corps peut être l’objet d’attaques
physiques, mais aussi symboliques et imaginaires dont les femmes sont les
premières à pâtir, dans la publicité notamment, ou avec la pornographie. Il n’y
a pas si longtemps, Theodor W. Adorno apparaissait comme un amateur de la
musique qui s’adresse à l’esprit – Arnold Schoenberg – et comme un critique
sans concession du jazz, qui s’en écarte selon lui : la modernité
contemporaine cesse de dissocier le corps et l’esprit, et les analyses d’Adorno
sur la musique ont perdu de leur actualité.
Les niveaux et leur articulation
Hier, Michel Crozier et
Ehrard Friedberg, parmi d’autres, nous invitaient à articuler dans l’analyse,
selon le titre de leur ouvrage, L’acteur et le système (1977).
Aujourd’hui, l’articulation est toujours aussi nécessaire, mais les
niveaux sont plus nombreux, allant du monde et des logiques globales à
l’individu, dans sa subjectivité – ce qui constitue un espace pour l’analyse
bien plus vaste que celui qui allait de l’acteur social aux systèmes que
constituent les ensembles intégrés société/État/nation. Tout l’enjeu, pour nos
disciplines, est d’être au rendez-vous.
Si l’influence de C. Wright Mills fut si considérable, du moins aux
États- Unis, ce n’est pas seulement parce qu’il développa une critique brûlante
du fonctionnalisme et qu’il en appelait à l’engagement des sociologues. C’est aussi parce qu’il proposait de distinguer et d’articuler les
niveaux d’analyse, de passer du plus personnel, du biographique, au plus
général, au politique, à l’histoire : « Neither the life of an individual
nor the history of a society can be understood without understanding both »
écrit-il (Mills, 1959). Près d’un demi-siècle plus tard, alors que les enjeux
sont « globaux », planétaires, et pas seulement à l’échelle des sociétés, où en
sont les sciences sociales par rapport à cette exigence ? Sont-elles capables d’éviter deux
écueils, celui de la fragmentation, qui mène au relativisme, et celui de la
fusion des registres ou des niveaux, qui est souvent le propre de
l’universalisme abstrait ?
La fragmentation des savoirs
De nombreux travaux en sciences sociales ont de façon délibérée une
portée limitée, se donnant pour objectif de décrire un phénomène, un problème,
une situation, un événement, une interaction, ou d’apporter une contribution à
la connaissance des seules causalités du phénomène, du problème, de la
situation, etc., au plus loin de toute ambition de synthèse ou de montée en
généralité. Certains par exemple s’intéressent à une question déjà bien
balisée, et s’efforcent d’apporter une valeur ajoutée aux analyses
disponibles. Les grandes revues de sociologie et d’anthropologie comportent
ainsi de nombreux articles proposant d’améliorer la compréhension d’un
phénomène donné en ajoutant une nouvelle variable explicative qui rendra
compte d’un petit pourcentage supplémentaire dans l’explication. Le savoir,
ici, a l’avantage d’être cumulatif. Mais il n’est pas fait pour s’inscrire dans
une montée en généralité, il reste circonscrit à une question
précise, sans être lié à des préoccupations d’ensemble. Et il est rare que ce
type de savoir, aussi satisfaisant qu’il puisse être pour l’esprit, présente
une utilité sociale, ou qu’il alimente le débat public. Il contribuera au mieux
à légitimer son auteur, pour qui la règle du jeu demeure « publish or
perish », il sera peut-être discuté par ses pairs, il fera peut-être
l’objet d’une communication lors d’un congrès ou d’un colloque. Il
correspondra à une division du travail dans laquelle des efforts parcellaires,
limités, ne participent ni d’un projet ou d’une vision d’ensemble, ni d’un
usage social de la production des sciences sociales.
Une recherche rigoureuse implique des efforts de définition de l’objet
et du questionnement qui doivent correspondre à ce qu’un chercheur, ou une
équipe, peut raisonnablement entreprendre ; de clarification des hypothèses et
des orientations théoriques qui sous-tendront le travail ; du choix de la
méthode et des techniques appropriées, de sa mise en œuvre. Mais comment éviter
l’hyperspécialisation, et son corollaire, le bavardage métaphysique ou
idéologique, l’essayisme tenant lieu de pensée et de théorisation ? Comment
monter en généralité sans perdre la finesse de l’analyse ? Les sciences
sociales sont capables désormais d’aborder d’innombrables questions. Elles
semblent en même temps se fragmenter, non pas tant entre paradigmes ou grandes
orientations théoriques, qu’entre familles d’objets – ce qui
débouche sur un relativisme qui inquiétait déjà Irving Horowitz dans les années
1990 (Horowitz, 1993) : l’universalisme de la raison ne cède-t-il pas du
terrain face à la poussée des spécialisations par domaine qui tendent à
s’enfermer chacune dans son propre espace, sans communiquer avec
l’ensemble d’une discipline et moins encore avec plusieurs ? Le spectacle des
grandes librairies universitaires confirme souvent cette impression : le rayon
« sociologie », aux États-Unis y est pauvre, et poussiéreux, tandis que les
rayons « gay and lesbian studies », « genocide studies »,
« African-American studies », etc. prospèrent, ainsi que tout
ce qui touche aux thèses relatives à la postmodernité, elle-même très souvent
antichambre de ce relativisme.
L’organisation institutionnelle des systèmes universitaires n’encourage
pas vraiment à lutter contre cette tendance à la fragmentation et au
refus, finalement, d’inscrire toute recherche dans un espace général et large
de dé- bats, de passer de la monographie précise et isolée ou de la mise en
lumière d’une variable explicative supplémentaire à une participation à la
réflexion philosophique, historique et politique générale. Car dans
l’Université, on l’a vu, les sciences sociales sont organisées par disciplines,
et ce qui est valorisé n’est pas la participation intellectuelle à la vie de la
cité, mais l’intégration scientifique au sein du milieu professionnel.
Encore faut-il ne pas tout imputer au « système » ou aux institutions ;
les chercheurs eux-mêmes ont leur part de responsabilité, et celle-ci
n’apparaît jamais aussi bien que lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est, ou ce que
pourrait être leur rôle social.
Être
chercheur en sciences sociales ?
Depuis le xixe siècle, le débat fait rage pour savoir jusqu’à
quel point il est possible de tenir des disciplines comme l’anthropologie ou la
sociologie pour des sciences, et, si c’est le cas, pour marquer ce qui les
distingue des sciences « exactes », dites aussi parfois « dures ». De Wilhelm
Dilthey à Immanuel Wallerstein (1996), une forte tradition intellectuelle
marque la différence qui sépare les « sciences de l’esprit » de celles de
la nature. Elle insiste sur la réflexivité qu’apporte les
premières, mais aussi sur l’importance qu’il y a à tenir compte de l’histoire
dans l’analyse des faits humains et sociaux, et à ne pas négliger un point
essentiel, sur lequel le rapport Gulbenkian (ibid.) met l’accent : le
propre des sciences humaines et sociales, dites aussi sciences de l’homme et de
la société (ce qui élargit le spectre par rapport à l’expression « sciences
sociales ») est d’avoir pour objet des êtres humains, concernés par ce qui est
dit d’eux, et susceptibles d’y réagir.
Il y a là un solide point de départ, qui reconnaît le caractère
scientifique des disciplines dites « sciences humaines et sociales », ou
« sciences de l’homme », tout en insistant sur leurs spécificités. Ce point
de départ ne devrait jamais être perdu de vue : si les chercheurs en
sciences sociales ont une quelconque légitimité pour intervenir dans la sphère
publique, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont, la plupart du temps, des
enseignants diffusant un savoir auprès de leurs étudiants. Cette fonction
est capitale. Mais elle est distincte de l’activité spécifique qu’est la
recherche, qui doit déboucher sur la production de connaissances. Elle s’en
rapproche lorsque l’enseignant-chercheur assure pour ses étudiants
une formation à la recherche, surtout lorsque cette formation implique de
fortes dimensions pratiques, par exemple sur le terrain. Mais ne confondons pas
la production de connaissances avec d’autres activités.
Cette production relève, avec ses critères propres, de l’activité
scientifique. Sur bien des questions qui relèvent des sciences sociales,
tout le monde a vite une opinion, un point de vue, éventuellement des
certitudes sans qu’apparemment il soit nécessaire d’avoir des compétences
ou un savoir particulier. De plus, une tendance puissante est à l’œuvre, dans
bien des sociétés, pour promouvoir un anti-intellectualisme qui atteint de
plein fouet les sciences sociales, accusées alors d’inutilité ou, pire encore,
en termes populistes, de participer à la domination des élites sur les couches
populaires. L’apport des sciences sociales n’est-il pas de traverser les
apparences, l’écume des jours, les représentations pour proposer
des analyses informées, compétentes, et conscientes de leurs limites ?
Une de leurs caractéristiques importantes est qu’elles sont en relation
avec l’opinion, avec des publics, avec des acteurs qui sont toujours
susceptibles de juger leur contribution. Une spécificité de l’apport des
chercheurs en sciences sociales à la vie collective est qu’il se distingue de
la simple opinion, alors qu’ils sont en contact avec des porteurs d’opinion.
Leur travail repose nécessairement sur les résultats de recherches,
elles- mêmes conformes à des règles scientifiques propres à leurs
disciplines. Il ne devrait pas être mis sur le même plan que des opinions ou un
savoir spontané, dont il doit pourtant tenir le plus grand compte.
Il faut distinguer entre le respect de règles rigoureuses et la
validité ou la pertinence des résultats obtenus par les chercheurs. Dans le
premier cas, c’est au milieu professionnel de dire si une recherche, une étude,
une enquête répond aux canons et aux exigences normatives et déontologiques de
la discipline concernée, si elle a été conduite avec rigueur. Encore faut-il
que ce milieu ne soit pas fragmenté en chapelles et sectes s’excluant les
unes les autres, qu’il soit capable d’assurer l’unité des disciplines
considérées tout en reconnaissant la diversité des orientations théoriques, des
approches, des méthodes, des objets, et tout en étant capable de faire leur
place à l’innovation et à l’originalité. Chaque pays, par exemple, a ses sujets
« sales », jugés sans intérêt, voire indignes de recherche,
ce qui aboutit à marginaliser les audacieux qui voudraient quand
même en faire l’objet de leur thèse ou de leurs travaux postdoctoraux, à
affaiblir leurs chances d’obtenir un poste ou une promotion.
La validité ou la pertinence d’une recherche posent d’autres problèmes,
encore plus délicats. Car il ne suffit pas qu’une étude, une enquête, une
observation participante, etc. aient été conduites avec toute la rigueur
souhaitable pour qu’on puisse affirmer qu’elle est pertinente. La méthode
appliquée dans une recherche ne permet pas seule de décider de sa qualité ou de
son utilité sociale. Ceux qui fétichisent la méthode, le choix des techniques,
le sérieux de leur application risquent de passer à côté de l’essentiel, qui
est le contenu intellectuel de son apport, l’intérêt de ses hypothèses et de
ses affirmations, comme d’ailleurs de ses doutes. Le test, ici, ne saurait
venir du milieu professionnel de la recherche, en tout cas pas exclusivement.
Si l’on admet que la production des sciences sociales doit avoir une utilité
sociale, fondée sur son apport scientifique, alors, il faut reconnaître que
leur pertinence réside dans ce qui sera fait de cet apport dans d’autres
sphères que les leurs.
Ce qui pose très directement la question de l’évaluation. La recherche
en sciences sociales a son coût, assuré par la puissance publique, par des
organisations internationales, par des institutions privées, et notamment des
fondations. Dans tous les cas, il est légitime que les chercheurs rendent des
comptes, et c’est une des fonctions de l’évaluation que de le permettre. Celle-ci
a d’autres fonctions. Elle contribue aussi à organiser les carrières, à veiller
au bon fonctionnement des universités et autres organismes d’enseignement
supérieur et de recherche. Les chercheurs en sciences
sociales s’élèvent fréquemment non pas tant contre le principe d’une
évaluation que contre ses modalités. Ils critiquent son caractère normatif, qui risque
de constituer un encouragement au conformisme ; ils s’inquiètent de la mainmise
de juristes, de bureaucrates ou de technobureaucrates, soucieux par exemple de
leur appliquer les mêmes critères d’évaluation qu’en matière de recherche
médicale ou biologique. Ils craignent aussi, parfois, d’être jugés
par des pouvoirs subordonnant la recherche aux intérêts d’acteurs
particuliers – les grandes entreprises par exemple. Comment conjuguer la
nécessaire liberté des chercheurs, la reconnaissance du caractère fondamental
des dimensions critiques de la recherche avec l’idée qu’elle doit être au
service de tous, du bien commun, de la capacité d’action de la société sur
elle-même, et que pour cela, des procédures d’évaluation sont nécessaires ?
Sciences sociales et démocratie
Les sciences sociales entretiennent un lien étroit avec la
démocratie et avec des valeurs humanistes. Cela ne veut pas dire qu’un
savoir social est impossible en dehors de ce lien. Mais qu’une relation avec
des publics n’est possible que si règne un esprit
démocratique. Faute de quoi, les connaissances sont inutiles ou servent à
renforcer un pouvoir autoritaire, à accompagner une idéologie raciste, à
manipuler des masses – au plus loin du projet qui fonde ce manifeste.
Dans le passé, les sciences sociales se sont parfois compromises avec des
régimes violents, dictatoriaux ou totalitaires – le nazisme, le
fascisme, par exemple, ont largement puisé dans leurs disciplines pour fonder
leurs assises, parfois avec la complicité de chercheurs, et le communisme réel,
tout en les contrôlant de très près, ne leur en a pas moins aussi accordé une
certaine légitimité. Elles ont joué un rôle considérable dans la diffusion
des idées esclavagistes ou racistes, il suffit de lire les premières
livraisons de l’American Journal of Sociology pour s’en apercevoir. Plus
récemment, des chercheurs se sont constitués en intellectuels organiques de
mouvements politiques radicaux, et ont promu ou soutenu des idéologies
débouchant sur les pires horreurs – une partie de la prose marxiste des
années 1960, par exemple, vient, sous couvert de sciences sociales, légitimer
des formes extrêmes de violence. Et ce n’est pas abaisser la pensée de Michel
Foucault que de rappeler son intérêt pour la Révolution iranienne à ses
débuts, ou son soutien, en septembre 1977, avec Jean-Paul Sartre, à Klaus
Croissant, l’avocat de la Fraction Armée rouge, lui-même compromis.
Les sciences sociales
entretiennent un rapport ambivalent à l’argent. Il faut des ressources pour mener des recherches,
celles-ci peuvent provenir de la puissance publique, directement ou
indirectement, ou de sources privées encouragées, éventuellement par
l’État à soutenir des activités d’intérêt général. Dans une démocratie
totalement libérale du point de vue économique, l’intérêt pour
les sciences sociales est nécessairement limité, l’argent règne et
s’investit là où le profit constitue l’horizon. Il ne suffit donc pas de dire
que la démocratie et les sciences sociales font bon ménage, il faut préciser :
à condition que les institutions de la démocratie soient ouvertes à la
connaissance, et aux disciplines du savoir que produisent les sciences sociales,
la valorisent, et aient conscience de la nécessité qu’il y a à investir
dans des domaines où la rentabilité économique à court terme n’est pas un
critère. Le néolibéralisme, comme idéologie et comme pratique, est par essence
antisociologique. Sa débâcle qu’est venue signifier la crise financière à
partir de 2007 devrait être le triomphe des sciences sociales et de leur
intérêt pour les institutions, les rapports sociaux et politiques, les
médiations, l’action collective et plus largement la vitalité de la société
civile, ainsi que celui d’un rôle relativement large de la puissance publique.
Mais ne sous-estimons pas le risque de voir les sciences sociales être
instrumentalisées par un pouvoir politique pour flatter via les médias les
tendances les plus démagogiques, pour coller à l’opinion publique à l’aide de
sondages, plutôt que de proposer des visions politiques à long terme. De tels
usages sont toujours une possibilité, et si nous devons les dénoncer, nous
pouvons surtout en proposer d’autres, conformes à l’esprit
démocratique et aux valeurs humanistes.
Les
mouvements sociaux
Les sciences sociales
peuvent d’abord apporter un éclairage utile aux acteurs de la vie collective.
Depuis longtemps, des chercheurs non seulement produisent des connaissances sur
les mouvements sociaux, mais aussi leur soumettent les connaissances en
question, pour voir si elles sont pertinentes et utiles de leur point de vue.
Ce fut tout particulièrement le cas dans les années 1960, quand les catégories
de pouvoir, de mouvement social, de lutte des classes ont acquis une grande
importance dans les sciences sociales proprement dites, et que des chercheurs,
dans plusieurs pays, menaient par exemple des observations participantes ou de
la recherche-action avec des mouvements paysans, des syndicats ouvriers, ou
bien encore avec les nouveaux mouvements sociaux apparus à la fin de cette
période. La plupart du temps, la recherche, alors, peinait à prendre
suffisamment de distance avec les acteurs, et courrait constamment le risque d’être
fusionnelle, de venir simplement accompagner les acteurs, les soutenir
idéologiquement, ou de s’identifier à eux à tel point qu’il était parfois
difficile de savoir si le chercheur était un producteur de connaissances, ou un
acteur, un militant lui-même. Mais le lien précieux de la recherche et de l’action a aussi, dans bien
des cas, contribué à élever le niveau de connaissance des acteurs sur
eux-mêmes, et sur le contexte dans lequel ils agissent, ce qui
contribuait aussi à élever leur capacité d’action.
Les luttes des années 1960 et 1970 ont disparu, décliné, ou se sont
trans- formées. Elles étaient souvent associées, dans l’imaginaire de la
recherche comme dans celui de la vie politique, à l’idée de progrès – une idée
qui, depuis, s’est considérablement détériorée. De
nouvelles mobilisations sont apparues, avec leurs significations propres, et
leurs conceptions de l’engagement individuel et collectif. Si l’idée de progrès est moins
prégnante, celle de justice est extrêmement présente ; il en va de même avec
une vive sensibilité à tout ce qui touche au respect et à la reconnaissance,
ainsi qu’à des conceptions nouvelles de la participation à l’action. Les
mouvements altermondialistes, par exemple, mais aussi les ONG humanitaires ou
les luttes environnementalistes dessinent des contestations dont l’espace est
global, même si l’action concrète est nécessairement localisée. Leur étude
montre nettement que les acteurs sont sensibles à la qualité des relations
interpersonnelles, ou à la reconnaissance des personnes et des identités
collectives. Ainsi, la culture, les identités, la mémoire alimentent des
conflits qui ont partout de plus en plus d’importance, interpellant les nations
et leurs États. Les « révolutions » qui ont animé le monde arabe et musulman
depuis décembre 2010, avec celle du Jasmin en Tunisie, et même avant, avec le
mouvement de juin 2009 né de la dénonciation de la falsification du résultat de
l’élection présidentielle par le régime, indiquent que, contrairement à une
idée très répandue, ce monde n’est pas à l’écart des formidables
transformations contemporaines : quelles que soient leurs suites, et en
particulier l’installation de régimes islamistes, ces révolutions sont
historiquement aussi importantes que la disparition des dictatures en Amérique
latine à la fin des années 1970, ou la chute du mur de Berlin en 1989. Et les
mouvements d’indignés, ou assimilables, témoignent d’un renouveau de l’action
sociale et démocratique dans des sociétés extrêmement diversifiées.
Il est possible que toutes ces luttes, toutes ces mobilisations ne
trouvent jamais le moindre principe d’unité, et qu’elles correspondent à des
univers de significations fragmentés, sans correspondance. Mais les sciences sociales peuvent aussi poser la question de leur
éventuelle intégration future dans l’image d’une conflictualité relativement
unifiée. Après tout, contrairement à une idée trop simple, le mouvement ouvrier
n’a pas trouvé son unité d’emblée. Au début du xixe siècle, en Angleterre,
un peu plus tard en France ou en Allemagne, il existe sous des formes éclatées
: des ouvriers, des penseurs rêvent d’utopies socialistes dans des chambres de
bonne ou dans des tavernes, d’autres essaient de mettre en place des
mutuelles, ou des coopératives. Certains participent à des grèves, d’autres
encore inventent les premières formes du syndicalisme, quelques-uns aussi
cassent les machines, qu’ils accusent de détruire des formes de travail
préindustrielles auxquelles ils sont attachés. Des acteurs politiques,
des penseurs sociaux commencent à parler au nom de ces acteurs ; des
philanthropes, des romanciers perçoivent les drames et les enjeux qui se nouent
autour du prolétariat ouvrier.
Tout cela n’a cependant
réellement d’unité que beaucoup plus tard. Peut-être sommes-nous aujourd’hui, à
l’échelle de la planète, avec divers types de mobilisations qui
nous semblent éclatées, dans une situation comparable à celle des luttes
ouvrières en 1820 ou 1830 en Europe ? Peut-être demain verra-t-il s’imposer pour elles un
principe d’unité qui pourrait, par exemple, comme le pense Manuel
Castells, procéder du recours généralisé aux réseaux
sociaux et à Internet ? Ce pourrait être une tâche exaltante, pour les sciences
sociales d’aujourd’hui, que de poser la question de l’intégration éventuelle
des luttes actuelles et de s’interroger sur la centralité, ou non, de certaines
de leurs significations. Ou que de réfléchir à la capacité des acteurs de
définir non seulement leur identité, mais aussi les adversaires qui sont ou
pourraient être les leurs, et auxquels ils substituent trop souvent
des mécanismes abstraits, des forces autres qu’humaines. Les pressions et les luttes sur le climat ou
l’environnement, par exemple, doivent-elles viser le danger, miser sur la peur,
s’en prendre aux nouvelles technologies ? Ne doivent-elles pas plutôt se
doter d’une vision claire de leur adversaire, les industriels qui polluent, les
actionnaires des entreprises soucieux de rentabiliser à court terme leurs
investissements, les technocrates qui renforcent leur pouvoir en
manipulant à leur avantage les technologies qu’ils sont seuls à
maîtriser, etc.
Les
institutions
Les sciences sociales
peuvent également apporter leur éclairage au sein d’institutions ou
d’organisations, administrations, entreprises privées ou publiques – hôpital,
université, armée, parti politique, etc. –, y compris pour mieux les connaître.
Certes, il existe un risque de voir cet apport fonctionner au seul avantage des
dirigeants, renforcer des formes d’exploitation ou de domination, voire
d’aliénation. Mais la recherche peut aussi, et surtout, contribuer à
transformer une crise, un problème, un blocage en conflit et en échange,
discussion, négociation. Elle peut définir les conditions permettant à une
institution publique d’être plus efficace sans pour autant écraser ses
personnels, à l’école d’apporter des chances accrues de réussite aux élèves de
tout milieu social, à l’hôpital de mieux soigner, etc. Elle peut éviter à une grande
entreprise de s’enfermer dans des logiques de management et des pratiques
organisationnelles ravageuses.
Les plus critiques des chercheurs, ceux qui développent des approches
hypercritiques argumenteront contre l’idée de participer à l’étude des
problèmes de ce type, internes à une organisation. Ils y
verront un soutien à des pratiques de pacification permettant in fine aux
dominants d’assurer la reproduction de leur domination. Ce type
d’argumentation, particulièrement vivace à l’époque du gauchisme triomphant (en
politique) et du structuralisme dominant (dans les sciences sociales), et
encore vivant au temps du postmodernisme, dans les années 1980,
considère qu’il n’y a de réponses aux problèmes envisagés, quels
qu’ils soient, que radicale et absolue. En attendant la révolution, ou la crise
salutaire, rien ne peut, rien ne doit changer dans cette perspective,
sinon dans le sens du pire, de l’aiguisement des contradictions.
Sortir de
l’université
Dans les années 1960 et
1970, les sciences sociales critiquaient vertement la société de consommation,
le marketing des entreprises, la publicité. Elles dénonçaient la manipulation
des besoins par un capitalisme amoral, et parfois elles tentaient d’articuler
cette critique à celle des rapports de production : faire acheter
les produits que l’industrie met sur le marché ne vient-il pas compléter
l’exploitation ou la surexploitation des travailleurs et étendre ou
généraliser le fordisme. La pensée sociale mettait en cause avec Jean
Baudrillard Le système des objets, elle relançait les analyses déjà anciennes
de Thorstein Veblen à propos de la quête effrénée du statut par la consommation
ostentatoire. Tout au long des années 1980 et 1990, ces critiques se sont
affaiblies et affadies, en même temps, paradoxalement, que l’envahissement de
la vie quotidienne par la publicité et la consommation progressait à pas de
géants, et pas seulement dans les sociétés occidentales. Le moment n’est-il pas
venu de conjuguer le retour à une certaine critique, et la mise en avant
d’analyses constructives ? Est-il absurde, par exemple, ou indécent que des anthropologues, des
psychologues sociaux, des sociologues contribuent à la conception et au design
des objets mis sur le marché, qu’ils fassent valoir le point de vue des
usagers, des consommateurs, et ne s’arrêtent pas à aider à la définition
fonctionnelle, technique des objets ? Qu’ils rappellent, aussi,
que des produits usagés appellent des solutions écologiques pour s’en
débarrasser ?
Ces remarques peuvent être étendues. Les sciences sociales n’ont
pas nécessairement vocation à être enfermées dans l’espace relativement clos de
la vie universitaire. D’ailleurs, ce n’est pas là où elles sont toujours nées,
mais davantage au sein de mouvements de réforme sociale, ou dans la mise en
place d’institutions d’aide sociale. Ce n’est pas déchoir, pour de jeunes
esprits, pour des doctorants cherchant à s’employer, que d’apporter leurs
compétences, y compris comme chercheurs, dans d’autres univers que celui où ils
ont été formés. Certes, le risque existe que leur compétence se dégrade, qu’ils
deviennent de médiocres consultants, qu’ils accompagnent des directions
d’institutions ou d’entreprises dans des politiques de manipulation ou de
répression. Mais dans l’université aussi, les risques de dégradation
existent, et une fois titularisé, bénéficiaire d’une « tenure », un enseignant-
chercheur peut fort bien se révéler un fruit sec. Il peut aussi s’orienter, ce
qui est respectable, vers d’autres fonctions que de recherche, par exemple dans
l’administration, où il perdra peut-être, mais pas nécessairement, tout lien
avec les sciences sociales.
Sciences
sociales, médias et politique
Les sciences sociales, quand elles sortent de la vie académique et des
échanges scientifiques entre collègues, pour intervenir dans la sphère
publique, sont susceptibles de produire alors des connaissances, et pas
seulement d’en diffuser. Ce faisant, elles élèvent la capacité d’analyse du
public avec lequel elles sont en rapport, mais aussi celle des chercheurs qui,
confrontés à des points de vue, des questions, des connaissances inédites
pour eux, envisageront alors autrement les problèmes dont ils traitent.
Les sciences sociales n’apportent pas les mêmes démonstrations que les
sciences de la nature ; elles ne peuvent que rarement, à l’instar, parmi elles,
de la psychologie sociale, procéder à des expériences de laboratoire – il est
vrai, symétriquement, que les sciences de la nature ne peuvent pas toujours
expérimenter, cela n’est guère possible, ainsi en matière de tectonique des
plaques ou de changement climatique. Elles ne peuvent guère retrouver dans
l’histoire la validation de leurs affirmations, ce que Karl Marx ([1852] 1997),
évoquant Hegel, suggérait déjà en soulignant, que si l’histoire se
répète, c’est la première fois sur le mode de la tragédie, et la seconde sur celui
de la farce.
Les sciences sociales donnent à voir ce qui n’est pas vu, ou mal vu. Ce qu’elles apportent apparaît dans la relation du chercheur à son
objet, et dans celle qu’il noue avec le public. Celle-ci peut devoir beaucoup
aux médias, que les chercheurs en sciences sociales ont beaucoup à gagner à
étudier : les technologies sur lesquels ils s’appuient, la formidable nouveauté
qu’a constituée Internet, plus que n’importe quelle autre technologie, et
le fonctionnement des réseaux qu’il autorise, la confiance et la légitimité qui
peuvent ou non leur être associées.
Pendant plus d’un siècle,
deux rôles ou figures ont semblé se distinguer au sein des sciences sociales :
le « professionnel » dialoguant avec ses pairs, publiant dans des revues
exclusivement scientifiques, tranchait avec l’« intellectuel » participant au
débat public, s’exprimant dans les médias, en contact avec la vie politique.
Au nom de son statut, de sa position académique, du respect
attaché à ses travaux, l’intellectuel disposait d’une
légitimité à s’exprimer publiquement, et à éventuellement rallier un camp
politique. Dans le passé, certains se sont ainsi engagés, plutôt durablement,
tel Max Weber, ou plus conjoncturellement tel Émile Durkheim, toujours avec le
souci de marquer la distance qui sépare le savant du politique.
D’autres, moins sensibles à cette distinction, se sont constitués bien plus
directement en acteurs, ou en idéologues. Il est arrivé que des chercheurs soient très
proches du pouvoir, tel Anthony Giddens, un des inspirateurs de la « troisième
voie » de Tony Blair dans les années 1990, et même qu’ils deviennent chef
d’État, comme Fernando Henrique Cardoso, qui fut un influent
sociologue, président de l’Association internationale de sociologie (1982-1986)
avant d’être élu à la présidence du Brésil en 1995.
Les sciences sociales et la
politique
Les sciences sociales ne sont pas nécessairement de gauche, et bien des
figures importantes de leurs disciplines ont dans le passé exprimé un net
tropisme du côté de la droite, voire de la réaction, comme l’a montré Robert
Nisbet (1966). En fait, nous dit Nisbet, les sensibilités ou
les orientations des sciences sociales couvrent un large spectre, allant
du radicalisme au conservatisme en passant par le libéralisme.
En dehors d’une
instrumentalisation nécessairement limitée, les sciences sociales ne peuvent
pas être néolibérales, sauf à promouvoir leur propre destruction ou à souligner
leur inutilité. Elles peuvent en revanche être libérales, prôner le
changement, la modernisation ; elles peuvent fort bien aussi être
conservatrices, surtout s’il s’agit pour elles de plaider en faveur des
institutions, pour les maintenir, inchangées. Telle fut par exemple la position de Claude
Lévi-Strauss.
Ce manifeste s’inscrit dans une tradition où les sciences sociales
contribuent au progrès et à l’émancipation, au projet d’élever la capacité
d’analyse et de là d’action des dominés et des exclus, avant que de servir à la
modernisation générale de nos sociétés, et dans un contexte où les
chercheurs qui pourraient éprouver de la sympathie à son égard hésitent à
rejoindre le camp de la gauche, à s’investir à ses côtés, ou en son sein.
Plusieurs types
d’explications doivent ici être mobilisés. D’une part, on l’a vu, il y a
incompatibilité entre l’engagement comme idéologues ou intellectuels
organiques, à la Gramsci, et la mobilisation sur la base d’un apport précis,
qui ne peut être que d’ordre scientifique. Les chercheurs n’acceptent plus
d’être embrigadés en tant que tels au service de logiques autres que
celles sur lesquelles reposent leurs compétences – or ce n’est pas
nécessairement ce qu’attendent d’eux les pouvoirs et les contre-pouvoirs
politiques.
D’autre part, non seulement
le fossé demeure infranchissable entre l’éthique de la recherche et celle de
l’action, entre l’éthique de conviction et celle de la responsabilité, pour
reprendre l’opposition que Max Weber a rendue classique, mais il existe
également une différence considérable entre le message que peut faire passer le
chercheur, et celui que peut attendre le responsable politique. Un chercheur
ayant passé des mois ou des années pour produire des connaissances dans un
domaine donné a besoin afin de diffuser son savoir de disposer d’un certain
temps, et d’une écoute attentive, sensible à la complexité et aux nuances. Comment pourrait-il ramener les
résultats d’une recherche à une ou deux pages d’un texte, à un exposé oral de
quelques minutes, voire à des « éléments de langage » – quelques mots bien sentis
que l’acteur politique insérera dans son discours ? De son côté, le responsable
politique a le souci de l’efficacité, il a besoin non pas tant qu’on lui expose
la complexité d’un problème, mais qu’on l’aide à envisager des solutions, avec
de préférence des suggestions simples et robustes. La prise de décision
politique est par nature assez éloignée de ce que peut apporter l’analyse des
sciences sociales, et réduire cet éloignement ne va pas de soi. Les sciences
sociales ne peuvent pas apporter des réponses immédiates et élémentaires
aux questions que se posent les acteurs politiques, elles
déconstruisent au contraire les catégories spontanées, elles en élaborent
d’autres, et si elles doivent être utiles dans la prise de décision
politique ce ne peut être que du fait de dynamiques qui se nouent, dans la
durée, en tension, entre chercheurs et acteurs politiques.
Crise de la gauche ?
Mais d’autres explications à la distance actuelle entre la politique et
la recherche en sciences sociales tiennent à ce que sont aujourd’hui les
systèmes politiques. Cela est particulièrement sensible s’il s’agit de la
gauche. Dans les années 1960 et encore 1970, les idéologies révolutionnaires
conservaient un certain lustre, et ce que Pierre Bourdieu a appelé une « gauche
de gauche » prospérait. En même temps, le communisme « réel », celui des «
démocraties populaires » apportait un modèle encore respecté dans le monde
entier par une partie de la gauche, et la social-démocratie constituait une
contrepartie « réformiste » encore solidement adossée sur de puissants
syndicats. Puis s’est déployée l’offensive libérale, incarnée un temps
par Ronald Reagan, Margaret Thatcher et les « Chicago Boys », les idéologies
révolutionnaires ont perdu de leurs charmes, d’autant que la Révolution
devenait islamiste, en Iran, puis en Algérie, perdant une bonne partie de son
pouvoir de séduction. Le communisme réel s’est effondré, tandis que la
social-démocratie, dont le socle ouvrier s’affaiblissait considérablement,
commençait à décliner : la gauche devenait orpheline de ses principaux modèles,
de ses idéologies à bien des égards fondatrices.
Au milieu des années 1990, Tony Blair en Grande-Bretagne, Bill Clinton
aux États-Unis et Gerhard Schröder en Allemagne proposaient bien
des versions renouvelées d’une gauche qu’on a pu qualifier de « social-libérale
», mais ces formules sont aujourd’hui épuisées, en tout cas en Europe et
en Amérique du Nord, sans qu’apparaissent clairement les modalités d’un re-
nouveau. Du coup, les chercheurs en sciences sociales ont moins de raisons de
se mobiliser activement en direction de forces politiques de gauche. Les succès
de Barack Obama aux élections présidentielles de 2008 et 2012 aux États Unis,
et de François Hollande en France en 2012, les évolutions en Amérique
latine, avec notamment Lula puis Dilma Rousseff au Brésil, ou Evo Morales en
Bolivie, peuvent ou ont pu les séduire, et il en est de même avec l’essor de
partis « verts », écologiques, qui dans l’ensemble s’efforcent de marquer un
fort tropisme de gauche. Mais pour des sciences sociales soucieuses de
participer à la vie publique à partir des savoirs qu’elles produisent,
aujourd’hui, la gauche demeure de façon générale bien peu enthousiasmante.
Ceux qui, parmi les chercheurs en sciences sociales, voudraient
participer à la construction de projets ou de visions de gauche, en y apportant
des connaissances scientifiques et leur esprit critique, pensent moins à
soutenir directement la gauche, ou un de ses partis, qu’à la transformer, et
d’abord à la faire exister. Dans le passé, l’école de Chicago, aux États-Unis,
a exercé une influence considérable en contribuant à la diffusion d’idées
progressistes. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les chercheurs en sciences
sociales interviennent dans le débat public, par exemple à propos de
l’immigration, du racisme, de la mémoire de groupes demandant reconnaissance :
ce faisant, ils peuvent inviter la gauche à relayer des points de vue à la fois
éclairés et ouverts. Ajoutons, pour écarter tout soupçon de sectarisme, que la
recherche en sciences sociales peut éclairer des forces démocratiques autres
que de gauche, comme on le voit parfois avec la démocratie chrétienne.
La
coproduction des connaissances
Dans les années 1960, les sciences sociales ont entretenu des relations
parfois intenses avec des champs du savoir qui leur échappait. C’est ainsi que
des rapports nombreux et denses les ont rapprochées très tôt de la
psychanalyse, à laquelle Talcott Parsons, Claude Lévi-Strauss, Roger Bastide,
Norbert Elias, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse et bien d’autres se
sont beaucoup intéressés. Aujourd’hui, les eaux semblent s’être séparées, mais
les enjeux demeurent, ou se renouvellent qui enjoignent les sciences sociales à
débattre avec des partenaires pouvant jouer le rôle qu’a joué il y a un
demi-siècle la psychanalyse, sans exclure de renouer avec elle : reconnaître
par exemple l’importance de l’irrationnel, des émotions, aborder la
complexité de la sexualité, ou les dimensions les plus centrales de la
violence, la cruauté, le sadisme, la violence pour la violence appellent de
nombreux partenariats et compagnonnages intellectuels.
Avec les sciences de la nature
Aujourd’hui, les sciences cognitives, lorsqu’elles ne s’enferment pas
dans la pure neurologie, apportent l’espoir de débats féconds entre
sciences de la nature et références à l’histoire, à la culture et aux rapports
sociaux. La biologie, qui a fait d’immenses progrès au cours du dernier
demi-siècle, inspire la démographie, on le voit avec la génétique des populations,
mais également l’histoire, celle des groupes, et celle des individus. À une
époque où l’individualisme progresse, et où de plus en plus souvent les
personnes singulières veulent connaître leurs racines, la biologie, science de
la nature, croise de façon étonnante l’histoire, en particulier avec les
démarches généalogiques dont sont si friands d’innombrables amateurs. En
même temps, elle autorise l’humanité à se projeter vers l’avenir de façon
inédite.
La biologie moderne, avec notamment la génétique, apporte
des perspectives nouvelles à la criminologie et au travail de la police
et de la justice, à l’agriculture, à l’élevage. Elle modifie le travail
médical, ouvre des espaces nouveaux pour tout ce qui touche à la
reproduction de la vie. Sur de tels enjeux, les sciences sociales ne peuvent se
contenter d’étudier la façon dont fonctionnent les laboratoires, de proposer
une histoire, une anthropologie ou une sociologie de la science, bref, de faire
un objet de recherche de ce champ de production du savoir en mouvement. Et pas
davantage elles ne peuvent se satisfaire d’envisager de s’adosser aux progrès
de la biologie, de façon instrumentale, pour elles-mêmes progresser.
L’idée d’emprunter au savoir biologique les modèles qui
permettront de comprendre la vie sociale réémerge périodiquement, y compris
avec le projet de développer une « sociobiologie » qui plaque les
raisonnements biologiques sur la vie sociale. Idée inquiétante, car
naturalisant le social. En revanche, la réflexion conjointe de biologistes et
de chercheurs en sciences sociales, par exemple sur tout ce qui touche à la vie
et à la mort, et aux décisions qui les entourent, est féconde, et appelée à se
développer.
La biologie n’est pas la seule science exacte concernée par l’hypothèse
de coopérations avec les sciences sociales. Tout ce qui touche à
l’environnement, à l’eau, aux technologies nouvelles appelle également
diverses modalités de collaboration, qui existent déjà, ne serait-ce que
dans les mouvements qui prennent en charge de tels enjeux, et qui pourraient
être développées. Ainsi, une catastrophe dite naturelle ne se
traite pas seulement comme telle, elle comporte nécessairement des
dimensions sociales, en amont, en aval et au moment où elle survient. Les dégâts causés par l’ouragan
Katrina à La Nouvelle-Orléans, par exemple, ne s’expliquent pas seulement par
le déchaînement de forces naturelles. Ils tiennent aussi à l’impéritie de
l’administration américaine, qui n’avait pas pris les mesures appropriées
de barrage ou de pompage des eaux du Mississippi, ils ont affecté massive- ment
les Noirs pauvres, et bien moins les Blancs des couches moyennes. Au moment du drame, et ensuite, la façon dont les secours ont été
organisés ne doit rien elle non plus à la nature. On voit bien ici comment des
chercheurs en sciences sociales peuvent ou pourraient travailler avec des
scientifiques « durs » pour prévenir intelligemment de tels dégâts, ou réduire
leur impact en apportant tout à la fois leur sens critique, et le souci
d’identifier ce qui peut être utile en tenant compte des logiques de
domination, d’exclusion ou de mépris qu’exacerbe une grande catastrophe.
À la remorque d’autres
disciplines ?
Dans certains cas, les sciences sociales sont à la traîne d’autres
disciplines. Il en est ainsi, par exemple, si l’on considère la façon dont se
sont mis en place les grands débats contemporains sur le traitement des
demandes de reconnaissance et le multiculturalisme. C’est ici la philosophie
politique, alors elle-même émergeant d’une longue convalescence, qui a été à la
pointe du débat, avec au Canada la haute figure de Charles Taylor, et aux
États- Unis tous ceux qui se sont partagés entre « liberals » et «
communitarians », l’ouvrage fondateur étant Theory of Justice de John
Rawls (1971). Ce livre ne traite en aucune façon de ces enjeux de
reconnaissance et de différences culturelles, mais ses thèses ont été
critiquées, justement, par des philosophes refusant de considérer comme Rawls
des individus réduits à une sorte d’abstraction, et insistant au contraire sur
l’ancrage de chacun dans des identités collectives, nationale, religieuse,
culturelle, etc.
Le propre de la philosophie politique est de manier des idées et
des principes sans avoir à passer par l’épreuve du terrain, ou très faiblement,
et l’on peut penser qu’un dialogue fécond devrait se nouer, entre chercheurs en
sciences sociales et philosophes politiques ou juridiques, sur bien des enjeux
qui passionnent aujourd’hui l’opinion, et qui sont au cœur de l’espace public :
la justice, la reconnaissance, les Droits de l’homme par exemple. Cela implique
pour les sciences sociales qu’elles s’orientent plus nettement qu’elles ne le
font encore vers des préoccupations générales, politiques, historiques, en
discutant avec ceux qui les portent ou les théorisent, et en apportant des
connaissances concrètes sur ce qu’est la vie sociale, sur les réponses qui
existent face à ces enjeux, ou sur ce que sont les attentes pratiques,
réelles, de tel groupe, telle minorité, tels individus.
Dans d’autres cas encore, c’est au sein des sciences sociales que des
dé- calages s’observent. Ainsi, les phénomènes migratoires ont été découverts,
ou redécouverts en France, au milieu des années 1980, par des historiens,
Yves Lequin, Gérard Noiriel, bien avant que la recherche sociologique ne les
aborde de front.
Il n’y a pas que les sciences !
Entre les objets qu’étudient les chercheurs, et les chercheurs
eux-mêmes, il existe une grande diversité de professionnels qui, sans être ni
des acteurs, ni des chercheurs, possèdent un savoir, des compétences, et la
capacité de contribuer utilement à la production de connaissances. Ainsi, très
tôt, en Europe, de grandes enquêtes ont été produites par des commissions
parlementaires, des philanthropes, des médecins, des hygiénistes,
et dès l’entre-deux-guerres, aux États-Unis, l’école de Chicago se
rapprochait de travailleurs sociaux ou d’éducateurs.
Dans les années 1960 et encore au début des années
1970, une réelle effervescence réunissait des chercheurs en
sciences sociales, marxistes (comme Henri Lefebvre ou Manuel Castells) ou
non marxistes (comme Richard Sennett) d’un côté, et des professionnels de
l’urbanisme et de l’architecture. Dans plusieurs pays occidentaux, il
s’agissait alors de penser la ville, et son importance du point de vue des
rapports de production, mais aussi de peser sur les politiques urbaines,
sur les conceptions de l’espace qui allaient se transcrire en programmes
d’habitat, en villes nouvelles, en rénovation de centres-villes, etc. Il
s’agissait aussi de s’intéresser à la parole des habitants, ou de ceux qui
allaient être victimes d’opérations de rénovation urbaine et de «
gentrification » de certains quartiers populaires. La coopération comportait de
fortes dimensions critiques, mais aussi une réelle capacité à inspirer des
politiques de l’espace, ou à contribuer à les façonner. Les chercheurs en
sciences sociales apportaient leurs compétences, parfois sur un mode militant,
en même temps qu’ils nourrissaient leurs recherches de ces expériences.
Les eaux, depuis, se sont là aussi à bien des égards séparées, et il
faut le regretter. Non pas par nostalgie, en caressant le rêve de retourner en
arrière, mais avec l’idée qu’il est possible de retisser ce type de liens, et
de rapprocher les chercheurs de ceux qui font la ville d’aujourd’hui – ce qui
d’ailleurs s’esquisse à nouveau, on le voit avec les recherches sur la ville
globale par exemple. Quand les sciences sociales
ont commencé à se développer, les sociétés qu’elles étudiaient étaient en cours
seulement d’urbanisation. Elles s’inquiétaient alors de cette nouveauté,
souvent indissociable de l’industrialisation. Désormais, à l’échelle de la
planète, plus d’un homme sur deux vit en ville, ce qui constitue un immense
ensemble de défis pour les sciences sociales : comment opèrent les logiques qui
font de la ville, tout à la fois un espace organisé et planifié et le lieu de
conduites incontrôlées et d’un développement sauvage ? Qu’est-ce que bâtir des
espaces publics ? Qu’attendent les habitants ou les usagers de la ville, que
peuvent vouloir d’éventuels mouvements sociaux urbains ? Peut-on réellement
parler pour les villes de « développement durable », n’est-ce pas là une
utopie, ou une idéologie ? Sortir de la crise actuelle par des villes « vertes » est-il un scénario
envisageable ? Quels liens les villes et le reste des pays considérés peuvent-
ils entretenir ? Sur toutes sortes d’enjeux que l’on peut appeler urbains, les
sciences sociales ont à l’évidence à tisser des relations de travail avec des
compétences professionnelles, avec des acteurs institutionnels et politiques,
des travailleurs sociaux, des architectes, des designers, des urbanistes, etc.,
elles ont beaucoup à apporter, et beaucoup à apprendre.
Il y a un immense espace de collaborations possibles pour les chercheurs
s’intéressant à la société, et pas seulement aux sciences de la société, et des
expériences, encore limitées, mériteraient d’être développées. En voici deux
exemples. Le premier a trait à la justice, plus particulièrement à la justice
réparatrice, dont le projet consiste à inventer, pour des actes de délinquance
ou des crimes, d’autres peines que celles, classiques, de prison. Cette
pratique correspond à une inflexion considérable de l’idée même de
justice, puisqu’il s’agit non pas tant de sanctionner une atteinte à l’ordre,
une mise en cause de l’État, que de s’intéresser aux torts causés à des
individus, les victimes, et éventuellement à une communauté concrète, même très
petite, lésée par l’acte de délinquance. La recherche en sciences sociales a un
rôle à jouer dans l’évaluation de cette justice, mais aussi dans sa mise en
œuvre, car lorsque des anthropologues, des sociologues, des criminologues
participent à la préparation de la décision, ou s’intéressent à son impact sur
les victimes, sur les auteurs du crime ou de l’acte délinquant, sur la
collectivité directement concernée, d’une part ils contribuent, sans
s’éloigner d’une définition professionnelle d’eux-mêmes, à éclairer les
acteurs, les décideurs, et d’autre part, ils accumulent des connaissances.
Deuxième exemple : les comités d’éthique clinique, qui existent
dans certains hôpitaux. De tels comités rassemblent des médecins et des
personnels soignants, des juristes, des philosophes, des chercheurs en
sciences sociales, etc. Ils sont sollicités non pas pour résoudre des problèmes
généraux et proposer des règles générales, mais au cas par cas, quand se pose
une question délicate touchant à la vie ou à la mort. Ils consultent, écoutent,
réfléchissent de manière collective avant de proposer un éclairage
qui pourra servir, éventuellement, à ceux qui doivent prendre une
décision, parents, médecins notamment. Ici aussi, les sciences
sociales d’une part collaborent à un processus concret, sans se substituer aux
acteurs, et d’autre part se nourrissent de l’accumulation de connaissances que
les chercheurs coproduisent.
Dans ces deux exemples, les sciences sociales contribuent à la
résolution de problèmes précis, des connaissances sont produites au cas par
cas. Mais cela n’empêche pas les chercheurs de réfléchir à la portée
générale de leur intervention, de l’inscrire dans une visée scientifique, en
même temps qu’éventuellement civique, morale, ou politique, d’en tirer des
publications qui ne se limitent pas à la seule description des cas, de
participer à des débats et des colloques où une certaine généralité peut
être de mise et finalement, de contribuer à l’invention d’un nouveau paradigme
de la justice, ou de l’éthique médicale.
Enfin, ne sous-estimons pas l’apport de la littérature aux sciences
sociales. De tout temps, le roman a proposé des modes
d’analyse et des descriptions d’une qualité exceptionnelle en complexité et en
finesse, et d’ailleurs, symétriquement, les plus grandes figures des sciences
sociales ont généralement soigné leur écriture. Pour comprendre le
terrorisme, aujourd’hui, ne vaut-il pas mieux lire Dostoïevski ou Camus, plutôt
que la prose de chercheurs, tout spécialistes qu’ils se disent ? Pour
comprendre ce qu’a été la Grande Dépression dans les campagnes américaines,
le mieux n’est-il pas de lire Steinbeck ? L’essor récent des digital
humanities pourrait être l’occasion novatrice de rapprocher les humanités
et les études littéraires, d’un côté, et d’un autre côté les sciences sociales.
Limites
et tabous
La recherche, en sciences sociales, mais pas uniquement, a besoin de
liberté. Les chercheurs doivent pouvoir choisir les questions dont
ils entendent traiter, formuler eux-mêmes leurs hypothèses, décider de la
méthode à laquelle ils recourent, etc. Mais ce principe se heurte à deux types
de limites.
Les unes proviennent de ce qu’on peut appeler la demande sociale,
éventuellement elle-même relayée, voire pilotée par des instances publiques ou
privées ; pour accéder aux ressources nécessaires, le chercheur doit passer par
les fourches caudines des financements, des bourses, des programmes, des appels
d’offres, qui se veulent eux-mêmes l’expression de l’intérêt général. Une
tendance puissante, à l’œuvre dans les institutions publiques nationales, les
grandes fondations privées, et les organes internationaux du type UNESCO, est à
considérer que la recherche en sciences sociales doit être au service de
politiques publiques, et aider, assez directement, à la dé- finition de projets
concrets, par exemple de développement, en matière de santé, d’éducation, etc.
Cette tendance se comprend aisément : si les sciences sociales sont financées
par la collectivité, par la puissance publique, par des institutions privées ou
publiques qui visent à l’intérêt général, ne doivent- elles pas être utiles, ne
faut-il pas en avoir une conception instrumentale ? Mais elle présente un
risque considérable, celui de dénaturer la recherche, dans ses dimensions
nécessairement réflexives et, plus encore critiques, et de la transformer, finalement,
en expertise comparable à des activités de consultant – ce qui est
respectable en soi, mais qui cesse de relever des sciences sociales. Cette
tendance est contrebalancée quand existent des appels d’offres « blancs
», ou assimilables, qui permettent aux chercheurs de présenter des projets ne
répondant à aucune spécification précise. Mais elle est d’autant plus
redoutable que si les sciences sociales n’y cèdent pas, les ressources risquent
d’être dirigées par ceux qui les détiennent vers des ONG, plus en phase avec
leurs objectifs d’efficacité – il est vrai que de plus en plus d’ONG
développent ou encouragent des recherches qui relèvent des sciences sociales.
Une autre famille de limites à la liberté des chercheurs tient
au fonctionnement de leur milieu, et à l’intériorisation de normes et de
règles qui ne sont pas toutes d’ordre scientifique. La recherche est
institutionnalisée, organisée dans l’Université ou dans d’autres institutions
publiques, ce qui aboutit à baliser l’espace intellectuel à l’intérieur duquel
travaillent les chercheurs. Les institutions de recherche ont d’ailleurs
de plus en plus tendance à établir des codes ou des chartes qui peuvent aller
très loin dans la définition de ce qui est acceptable, et de ce qui ne l’est pas
pour la pratique de la recherche. Ainsi, il devient impossible, au Royaume-Uni,
de mener des recherches sur une minorité sans que l’équipe de recherche compte
parmi ses membres des individus relevant de cette minorité ; et dans certains
pays, les universités exigent des chercheurs qu’ils demandent aux
personnes qu’ils interrogent une autorisation écrite de conduire avec elles un
entretien.
Si de telles règles avaient eu cours dans le passé, nous serions
assurément privés de l’essentiel de la production anthropologique ou
sociologique liée à des études et enquêtes de terrain. Mais il est vrai aussi
que cette production de connaissances relevait de prétention à l’universel
aveugle aux rapports de domination, par exemple coloniale, qui la
conditionnait.
Le problème, ici, n’est donc pas de plaider pour l’absence de
règles, il est de vérifier que l’établissement de codes, de chartes, de normes
se fait avec une participation active et massive de ceux qui sont les
premiers concernés, et qui savent de quoi il retourne, les chercheurs, et
non entre gestionnaires et administratifs de l’Université, et en tenant compte
du fait que les « objets » sont en fait des sujets.
Les disciplines des sciences sociales reproduisent chacune à sa façon,
et d’une manière qui varie d’un pays à un autre, une vulgate professionnelle
qui fixe dans l’enseignement et la recherche les canons méthodologiques ou les
limites théoriques à l’intérieur desquelles les connaissances peuvent être
produites. Du coup, certaines démarches, certaines interrogations deviennent
difficiles à envisager, sauf à adopter une attitude anticonformiste qui
peut se révéler coûteuse en termes de trajectoire professionnelle et de
carrière. Dès ses premiers pas en sociologie, par exemple, l’étudiant apprend
avec Émile Durkheim qu’il faut expliquer le social par le social : comment
pourra-t-il travailler ensuite avec ceux, biologistes, spécialistes du
climat, ingénieurs, juges, médecins, qui ne sont pas prisonniers de ce principe
canonique ?
De même, l’éducation
et la formation à la recherche insistent généralement sur la neutralité
axiologique du chercheur, son extériorité pour étudier une action,
une situation, un groupe, etc. Et cette injonction est particulièrement vive
s’il s’agit de la religion, un domaine crucial pour les sciences sociales. Mais
ne peut-on pas questionner cette idée ? Des pratiquants, des scientifiques qui
ont la foi ne peuvent-ils pas contribuer à faire connaître les faits religieux,
de l’intérieur et pas seulement du dehors, ce dont témoigne l’œuvre de
Robert Wuthnow, nettement démarquée de ce point de vue de la pensée de Robert
N. Bellah ? Après un bon siècle de déclin du religieux dans les sociétés
occidentales, de « désenchantement du monde » selon l’expression célèbre
de Max Weber il est question depuis les années 1980 de « retour de Dieu », et
pas seulement au sujet de l’islam et des sociétés musulmanes. Pour comprendre ce fait majeur,
qu’illustre aussi la poussée de diverses Églises protestantes dans le monde
entier, il ne suffit pas de compter le nombre de fidèles et d’en appeler
à l’observation froide, détachée, extérieure. Il faut aussi et surtout être en
mesure de saisir le sens du « croire », ce qu’il signifie dans l’expérience
personnelle et collective des individus. Ce qui implique d’accepter l’idée que
la modernité inclut la religion, et non pas la combat, comme dans les versions
les plus radicales des Lumières ou de la laïcité. Une telle
démarche peut inclure des croyants en tant que tels, à partir du moment où ils
acceptent une certaine réflexivité – elle s’inscrit nécessairement dans
la réflexion sur la sécularisation. Longtemps, la méthode des sciences sociales a exigé
des chercheurs qu’ils soient extérieurs à leur objet. Le moment
n’est-il pas venu de plaider pour que toute recherche comporte une réflexion
sur le rapport du chercheur à son objet, sur la nature de son implication, ce
qu’elle suscite comme difficulté, mais aussi ce qu’elle apporte ?
Les chercheurs, par
ailleurs, intériorisent des normes morales et politiques plus
larges, et plus diffuses, qui proscrivent certaines questions, ou rendent
impossible le recours à certaines catégories, comme si elles
n’avaient pas leur place dans la société considérée – quitte à ce
qu’elles l’aient dans d’autres sociétés, car en la matière, les différences
nationales sont considérables. Quitte aussi, à ce que, dans le temps, les tabous
et les préjugés se déplacent. Il existe ainsi, on l’a vu, des sujets « sales »,
indignes de la recherche, ce fut longtemps le cas en France avec la police ou
le terrorisme. Il est exclu de parler de « races humaines » en France, c’est
être raciste, alors que la situation change dans d’autres sociétés, mais aussi,
au sein d’une même société, entre disciplines : aux États-Unis, et dans les
deux cas en tenant compte de l’avis de chercheurs African-American qui ont
animé les comités préparant les résolutions, l’American Sociological
Association considère que la « race » existe, comme construction sociale qui
devient une réalité, alors que son homologue en anthropologie considère que la
« race » n’existe pas. Et pour ceux qui considèrent que le débat avec la
biologie est important, la question se complique car sans parler de « races »,
et au plus loin de tout racisme, les biologistes montrent d’un côté que
scientifiquement, la notion de « races » est absurde, et d’un autre côté, que,
le patrimoine génétique de certaines populations diffère de celui
d’autres populations, que des maladies comme la drépanocytose affectent des
groupes humains plus que d’autres, ou que leur métabolisme singulier appelle
pour certains groupes des traitements médicamenteux ou des posologies
particulières. Reconnaître des différences biologiques, sans en déduire des
différences ou des inégalités intellectuelles, morales ou sociales
constitue un bon point de départ pour la réflexion commune des biologistes et
des chercheurs en sciences sociales.
Le tabou peut être lié à une conjoncture politique et intellectuelle
générale. Ainsi, il était possible, dans les années 1960 et même encore 1970,
d’accorder à la violence une certaine légitimité, en liaison notamment avec la
radicalisation de certaines luttes ou avec les idéologies révolutionnaires du
moment. Aujourd’hui, c’est inenvisageable. Certaines formes de violence étaient
hier contenues hors du débat public, privées, ou confinées au sein
d’institutions se gardant bien de la sanctionner : la violence des hommes sur
les femmes, ou des adultes sur les enfants constitue désormais un enjeu
public ; la révolution et son succédané, le terrorisme, sont devenus
islamiques, et rejetés en Occident. La violence est devenue un mal absolu, ce
qui évidemment pèse sur les recherches qui en font leur objet.
De même, jusque dans les années 1950, l’assimilation était
générale- ment considérée comme le meilleur scénario possible pour
les migrants ou pour les minorités. Elle est aujourd’hui disqualifiée,
non sans excès peut-être : la mobilité ascendante, pour les membres
d’un groupe dominé ou récemment arrivés dans un pays ne passe-t-elle pas
précisément par leur capacité à se fondre dans le « melting-pot » ou le «
creuset » que constitue la Nation ? Envisager de telles hypothèses – il ne
s’agit pas ici de les défendre, mais simplement de formuler un questionnement –
c’est déjà risquer de se heurter à l’air du temps et à des idées ayant acquis
en quelques années une force inouïe.
Le tabou peut aussi bien être levé par la mobilisation d’un acteur con-
cerné, qu’être imposé par lui. Les sciences sociales, par exemple, n’ont pas
complètement échappé au « politiquement correct » : il les a sensibilisées à
certaines dimensions des mouvements sociaux et culturels, mais il a égale- ment
exercé une pression pour qu’elles adoptent un style, un vocabulaire, des
catégories, des comportements qui pouvaient confiner au ridicule. Elles sont également sensibles à tout ce qui provient d’acteurs
mobilisés au nom d’une mémoire victimaire. Ceux-ci, là encore, peuvent
exercer par leur action des effets allant en sens opposé. D’un côté, ils
apportent aux sciences sociales l’occasion de traiter de thèmes jusque-là
interdits, de mettre fin au silence, de s’intéresser à des demandes de
reconnaissance qui vont modifier l’histoire, peser sur la vie politique, animer
la « concur- rence des victimes » : ils ouvrent de nouveaux espaces aux
sciences sociales, qui d’ailleurs peuvent jouer un rôle non négligeable en
accompagnant ces acteurs. Mais d’un autre côté, ils peuvent aussi tenter d’imposer un point
de vue qui paralysera la recherche, en affirmant une vérité historique, par
exemple, qui non seulement dispensera de toute étude sur tel ou tel point
d’histoire, mais rendra suspect le chercheur voulant s’y intéresser de près, ou
le professeur qui encouragera ses étudiants à mettre en cause cette
affirmation.
En période de crise économique, les sciences sociales risquent les
premières de faire les frais de la rigueur et des coupes budgétaires. Pire
encore, elles risquent d’être disqualifiées, et d’apparaître comme
inutiles ou dérisoires par rapport aux difficultés du moment. Une tâche pour
elles est de s’engager en temps réel, de penser la crise, d’apporter aux
citoyens et aux responsables politiques les éléments d’une meilleure
compréhension : en 1929, les sciences sociales ont singulièrement été absentes
des analyses de la Grande Dépression, et il ne faudrait pas qu’il en soit de
même avec la crise contemporaine.
Pour ne pas se laisser envahir par le très court terme et la
conjoncture, pour se penser elles-mêmes, et dans le monde actuel,
pour transformer la crise en débats et en conflits institutionnalisables
d’où sortiront les réponses nécessaires, nos sociétés ont en réalité le
plus grand besoin de l’apport des sciences sociales. Et celles-ci doivent
se donner les moyens d’articuler le particulier et le général, de s’ouvrir
à la vie sociale telle qu’elle est, de s’engager, de travailler avec d’autres
disciplines, d’affirmer plus que jamais leur capacité à apporter des analyses
rigoureuses, documentées et critiques. Elles ont
un monde à y gagner, et à y faire gagner.
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